Marc Dubord est le premier artiste que je rencontre ainsi chez lui. Disponible, accessible et à l'écoute, c'est avec gentillesse qu'il prend le temps de répondre à chacune de mes questions, tout en me guidant dans l'univers sinueux qui est le sien.. Parce qu’ « il n’y a rien de plus regrettable que les gens qui se questionnent et ne trouvent pas de réponse. Quoiqu’il y a ceux aussi qui se questionnent et ne cherchent pas de réponse. »
Je pense qu’en s’intéressant à la personnalité qui l’a créée, une œuvre peut être mieux appréhendée. C’est pourquoi, avec la volonté d’échanger sur leur travail et de discuter de l’art et des activités culturelles qui nous entourent, j’ai décidé d’aller à la rencontre d’artistes qui s’inscrivent dans le paysage artistique de la métropole lilloise, afin de cerner - ou au moins essayer de comprendre - les enjeux et les messages qu’ils délivrent.
Mercredi 12 mars, 12h45.
Je quitte le domicile de Marc Dubord avec qui je viens de passer un peu plus de 3h30 à parler de son travail, un peu du mien, de notre vision de l’art, de l’activité culturelle autour de Lille, et surtout de la photo, ce qui nous réunit aujourd’hui.
Parce que Marc Dubord, pour ceux qui s’intéressent à ce qu’il fait le savent déjà , est un photographe investi, productif/hyperactif, curieux de tout, expérimentant et renouvelant sans cesse sa technique, bref un passionné qui a beaucoup à partager.
Alors Marc, qui es-tu vraiment ? Qu’est-ce que la lecture de ton œuvre entière (mais il faudrait bien plus que 3 heures pour en parler) nous apprend-t-elle de toi ? En collectionneur chevronné, tu amasses matériaux, vêtements, outils, tout ce que tu trouves et qui t’inspire, et tu accordes une seconde existence à ces objets dont plus personne ne se servait. La réalité, tu la transformes, la modèles, l’interprètes et la transposes. Tes photos, du moins une grande partie de ton travail, reposent sur l’assemblage - parfois jusqu’à l’excès - d’éléments de nos vies à tous, de symboles qui nous conditionnent ou au contraire nous ouvrent l’esprit, parce que la vie est foisonnante, et le plaisir abondant. Chaque objet, chaque détail s’inscrit dans une scénographie réfléchie en amont, et tu livres au final des images qu’on pourrait qualifier de « tableaux photographiques » ou de « photographies picturales ».
Les thèmes que tu traites se font échos de ta pensée : variés, contrariés, éclatés, et même engagés. On connait surtout tes nus, ton étude du corps, ton travail de retoucheur, les workshops que tu dispenses, ta participation aux Transphotographiques. Mais récemment j’ai découvert de toi la série très sensible et prise sur le vif que tu as réalisée sur la communauté des Roms (exposée au Palais Rameau en 2011) et qui traduit le regard empathique que tu portes sur l’humain.
Bref, tu bouscules tout sur ton chemin, les stéréotypes, les préjugés, les conventions, et tu franchis les barrières qui se dressent sur ta route, avec pour seul moteur, la liberté de faire ce qu’il te plait.
Marc Dubord, un travail foisonnant.
On connaît le travail de retouche de Marc Dubord et l’univers si personnel qu’il a créé, mais si les photographes se cloisonnent parfois dans un style, ou du moins se donnent une ligne de conduite, lui au contraire déborde d’idées et tente d’exploiter la photographie sous tous ces aspects. De l’argentique au numérique, de la retouche subtile au travail de post-production plus important, de la maitrise à l’expérimentation, de la photo couleur au noir et blanc, Marc Dubord essaie tout.
Il va au-delà de l’image photographique. Il se refuse d'aller dans le sens de la critique, « il n’y a en effet aucune règle dans l’art, et s’il en existe, on ne les connait que pour s’en affranchir, pour faire ce qu’on veut, comme on doit, comme on le sent ». Sa photographie, si elle suit une voie, serait celle-ci, « celle qui tend vers une pratique personnelle et n’entre dans aucun cadre défini. La communication se fait en images, mais l'essentiel est ailleurs, dans les sentiments qu'on livre et dans les sensations qu'on provoque (...) dans le message qu'on veut partager ».
Marc Dubord va à l’essentiel, ce qu’il ressent, ce qu’il aime, et l’exprime de façon tout à fait personnelle. Heurté à la difficulté de se faire accepter par l’industrie à cause de son univers trop « spécifique », il a sû se faire reconnaitre pour ses qualités techniques et humaines. Car diriger et travailler avec autant de modèles, professionnels et novices, demande d’être attentif aux autres et requiert de savoir instaurer la confiance nécessaire au travail de fond.
Marc Dubord compte un certain nombre de clients industriels en Italie, en Espagne, aux USA, etc.
Il vient de travailler avec la haute couture sur Paris, et est exposé ce mois-ci au Studio L’Entrepôt de Croix, où il animera également un workshop le 29 mars. Plus d'infos ici
Alors que Marc Dubord m’emmène avec lui dans son univers entier en me présentant ses books, les magazines qui l’ont publié, son livre Anonymus et le dernier très beau livre qu’il vient de recevoir et dans lequel sont publiées quelques-unes de ses photos, Erotica2, je profite d’être immergée totalement dans ses images pour lui parler du corps, celui qu’il photographie sans cesse, qu’il utilise, qu’il manipule, qu’il déforme et qu’il sublime.
Le corps.
« Le nu est un sujet intéressant d’un point de vue personnel ». Dans le travail de Marc Dubord, « l’aspect du corps est totalement désincarné, il devient un objet plastique qui absorbe la lumière, se modèle et peut bouger. Par contre le corps transcrit un état de la personne. Les images ont une histoire, produisent un véritable déclenchement, chez le modèle tout d’abord, qui accepte de poser nu et assume son corps, puis chez le spectateur, habitué aux photographies industrielles de jolies filles véhiculant un certain canon de beauté ».
Ses sujets d’infanticide, de meurtre ou encore de viol, il les justifie par ce qu’on en montre à la télé notamment. « Ces sujets sont trop peu abordés de façon artistique, on ne fait que les dénoncer sous forme de cliché ou simplement pour choquer. Il y a peu d’artistes qui ont déjà exploité ces thèmes, et lorsque je sens que mes modèles sont capables d’aller au-delà de l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, on peut alors aller plus loin dans les sujets que je souhaite aborder ».
La notion de l'artiste.
Je m’interroge depuis toujours sur la nuance d’être photographe ou d’être artiste. Pour Marc Dubord, un créatif ne devient artiste que lorsque le public le reconnait comme tel. « Dans le sentiment d’être artiste, il y a la reconnaissance des autres et leurs retours sur ton travail ». Ce qui est loin des préoccupations de Marc qui a déjà vécu cette notoriété lorsqu’il était athlète de haut niveau. Cette reconnaissance des médias, aussi éphémère peut-elle être, n’a d’intérêt que sur le moment. Marc Dubord préfère que ses images parlent pour lui, car ce sont elles qui expriment au mieux ce qu’il est et ce qu’il fait.
Nous nous rejoignons sur l’idée que l’art, et la photographie, ne doivent pas être uniquement le miroir d’une minorité qui établit des codes esthétiques à respecter. La critique est partout, et si à un moment nous nous disons « j’aurais fait ci, ou comme ça, de telle façon », réjouissons-nous seulement qu’une œuvre puisse nous inspirer, ou même nous guider dans un autre choix de création.
L'autoportrait.
Quand je lui parle de l’autoportrait et plus particulièrement de la série qu’il a réalisée et dans laquelle il se met en scène en se présentant comme un personnage, il me répond que « ce n’est jamais toi en photo. Beaucoup de gens pensent que la photographie est la transcription du réel, comme le fait le photojournalisme par exemple, qui permet de diffuser l’image d’un lieu ou de retranscrire un évènement, mais la transcription du réel s’arrête là ».
J'en profite pour vous invite à découvrir le blog de Cristina Otero, très jeune photographe que Marc m'a fait connaitre, et qui excelle dans le domaine de l'autoportrait.
Nous dévions un peu sur la question de la retouche dans le photojournalisme, suite à l’effacement d’une caméra dans une photographie de Narciso Contreras, aujourd’hui banni de l’agence Associated Press. Plus d'infos ici
On se recadre doucement, et je souhaite désormais qu’il me parle d’une nouvelle série que j’ai découverte sur son site et sur facebook, Transferts.
Transferts.
S’étant remis plus activement à l’argentique depuis deux ans, et surtout au polaroid, Marc Dubord a animé un atelier avec son assistant, Cyril Tahon, mêlant la technique du polaroid et l’expérimentation. Organisé dans un collège, l’atelier traite de la notion de Transferts, titre d’une série de photographies qui sera prochainement exposée. « A partir d’une seule image, le procédé permet d’en obtenir plusieurs : de celle révélée à celle que tu transfères ensuite sur un support, de celle que tu peux tirer en labo ou scanner et retravailler sur ordinateur, jusqu’à l’image physique en tant que telle, etc. Les possibilités sont multiples ». Marc Dubord a réalisé ainsi une cinquantaine de transferts faits avec des collégiens « dont la potentialité créatrice est sans limite ».
Je reconcentre mon attention sur la série Anonymus que Marc a exposé au Festival européen du Nu à Arles, il y a deux ans.
Je feuillette le livre qu’il a fait publié, et Marc me présente alors des tirages numérotés de cette même série (17 exemplaires seulement de chaque photo). Je considère alors la chance que j’ai de pouvoir manipuler ces tirages d’une grande qualité. Marc l’a déjà très bien expliqué dans de précédentes interviews, Anonymus est un clin d’œil aux maisons closes des années 20 et des photos pornographiques qui s’échangeaient clandestinement. La sexualité libérée et décomplexée d’aujourd’hui est possible parce que d’autres avant nous, ont fait des photos interdites, bravant parfois la loi. Dans cette série et d’autres, j’avais constaté que le portrait d’un homme revenait souvent sur les photos. « C’est le portrait de mon grand père : des gens de sa génération se sont battus pour que les gens d’aujourd’hui puissent avoir une sexualité débridée. Tout est possible sans qu’il n’y ait de risque potentiel d’aller en prison. La liberté sexuelle n’a pas toujours existée et il est bon de le rappeler. La liberté est un combat de tous les jours, on le constate encore avec des débats relancés autour de l'avortement ou de la censure par exemple ».
Marc Dubord, tu es donc un électron libre qui évolue dans la sphère artistique de façon totalement autonome et décalée. De collaboration en collaboration, tu puises dans le savoir de chacun et apportes le tien. Tu me l’as très bien expliqué lorsque tu m’as parlé du travail de formateur social que tu exerçais avant de professionnaliser ta photo : "nous montions des actions (70 en tout) d’isolement avec des personnes en grandes difficultés, la moyenne de chômage étant de 15 ans. Nous partions tous durant trois semaines à la montagne pour un séjour que nous appelions ressourcement physique et psychologique (…) J’ai produit une grande quantité de diapos des gens (avant le séjour, pendant et après). Je faisais des photos pour avoir des souvenirs, pour faire le bilan, pour que les gens puissent se voir comme acteurs de leurs actions et non comme spectateurs du travail des formateurs, etc. Ils se sont auto-organisés, auto-formés, c’est ce qu’on appelle la méthode heuristique, on met tout en commun, personne n’est détenteur et distillateur de savoir. En réunissant les connaissances, on peut arriver à se former tous ensemble ".
Ce que je retiendrai de toi : se remettre en question parfois, se renouveler sans cesse, toujours répondre aux critiques en devenant meilleur, et surtout, continuer à nourrir le plaisir.
Merci à toi.
Quelques liens et expos en cours.
Site perso de Marc Dubord : www.marcdubord.com
www.transphotographiques.com
Un lieu qu'affectionne Marc : www.maisonphoto.com
www.studiolentrepot.canalblog.com
Un photographe de mode qu'il apprécie : http://www.demarchelier.net/
Festival européen du nu d'Arles : www.fepn-arles.com